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Eve pénétra dans la cabine de séchage. Paupières closes, elle savoura son plaisir. Elle avait réussi à dormir huit heures d’affilée et s’était réveillée suffisamment tôt pour s’offrir une séance de ce qu’elle appelait son « aquathérapie » personnelle.
Trente longueurs de piscine, une halte dans le bain à remous, une douche chaude de vingt minutes. Quel meilleur moyen de commencer la matinée ?
La journée précédente s’était révélée particulièrement fructueuse avec une affaire close en deux heures. Le coupable avait tué son meilleur ami et tenté de faire passer ce crime pour une attaque dont ils avaient été victimes tous les deux ; le hic, c’était qu’il avait au poignet la montre gravée du défunt.
Elle s’était ensuite rendue au tribunal pour témoigner à propos d’une enquête plus ancienne. L’avocat de la défense avait eu beau parlementer, poser et pontifier, il n’avait pas réussi à la déstabiliser.
Pour couronner le tout, elle avait dîné à la maison, puis regardé une vidéo en compagnie de son mari. Et fait l’amour avec enthousiasme avant de sombrer dans un sommeil profond.
Décidément, en ce moment, la vie était belle.
En fredonnant, elle attrapa le peignoir accroché derrière la porte – et se figea. Fronçant les sourcils, elle l’examina attentivement. Il était court, soyeux, couleur cerise noire.
Elle était absolument certaine de ne l’avoir jamais vu auparavant.
Il existait toutes sortes de moyens d’améliorer une matinée bien commencée, songea-t-elle, et celui qui figurait en haut de la liste était là, devant elle. Connors buvait son café dans le coin salon tout en étudiant les cours en Bourse qui s’affichaient sur l’écran mural.
Ah ! ces mains qui avaient enchanté leur nuit ! L’une tenait une tasse, l’autre caressait distraitement leur énorme mollusque de chat, Galahad, dont les yeux bicolores exprimaient une extase absolue. Eve comprenait.
Cette bouche superbement sculptée l’avait transportée, enflammée, puis laissée alanguie et satisfaite.
Ils étaient mariés depuis presque deux ans, pensa-t-elle, et leur passion ne montrait pas le moindre signe de lassitude. Comme pour le prouver, son cœur fit un bond lorsqu’il tourna la tête et accrocha son regard.
Ressentait-il la même émotion ? se demanda-t-elle.
Un sourire illumina ce visage dont les dieux devaient se féliciter chaque jour.
Il se leva et s’approcha d’elle de sa démarche souple, prit son visage entre ses mains avant de réclamer ses lèvres.
— Café ? demanda-t-il.
— Volontiers. Merci.
Flic de choc à la tête de la Criminelle, elle se considérait comme une dure à cuire. Pourtant, à cet instant, ses jambes se dérobaient sous elle.
— Nous devrions prendre quelques jours de vacances, déclara-t-elle tandis qu’il programmait l’autochef. En juillet, par exemple. Pour fêter notre anniversaire de mariage. Si tu peux te libérer entre deux acquisitions planétaires.
— C’est drôle que tu en parles aujourd’hui.
Il posa le café sur la table ainsi que deux assiettes. Apparemment, il avait opté pour des œufs au bacon. Sur le canapé, Galahad tressaillit et ouvrit les yeux.
— Non ! gronda Connors.
Le chat se retourna lourdement.
— Je songeai à quelques semaines, reprit-il.
— Quoi ? Nous ? Quelques semaines ? Je ne peux pas...
— Je sais, je sais. En juillet 2060 New York sombrerait dans la criminalité et la ville serait réduite en cendres fumantes si le lieutenant Dallas n’était pas là pour servir et protéger ses concitoyens, répliqua-t-il avec ce léger accent irlandais qui ajoutait à son charme.
Il souleva le chat inerte et le déposa sur le sol afin qu’Eve puisse s’installer sur le divan.
— Possible, marmonna-t-elle. Du reste, je ne vois pas comment tu pourrais t’accorder un si long congé quand tu diriges quatre-vingt-dix pour cent des entreprises de l’univers connu.
— Cinquante, pas davantage, contesta-t-il. Mais à quoi bon posséder tout cela, Eve chérie, si je ne peux jamais profiter d’un moment avec toi, loin de ton travail et du mien ?
— Je pourrais sans doute m’absenter une semaine.
— Je pensais plutôt à quatre.
— Quatre ? Quatre semaines ? Ça fait un mois !
Il la dévisagea d’un œil rieur.
— Vraiment ? Ma foi, tu as raison...
— Je ne peux pas. Un mois, c’est... un mois. Dix jours, à la limite, mais...
— Trois semaines.
Elle plissa le front.
— À deux reprises cette année, nous avons dû annuler nos projets de week-end, lui rappela-t-il. Une fois à cause de ton boulot, une fois à cause du mien. Trois semaines.
— Pas plus de deux, en admettant que...
— Deux et demi, trancha-t-il en lui tendant une fourchette. On partage la différence. Tes œufs vont refroidir.
Elle avait arraché des aveux à des tueurs sans pitié, tiré les vers du nez de voyous corrompus, mais jamais elle n’aurait le dessus dans une négociation avec Connors.
— Où irions-nous ?
— Où souhaites-tu aller ?
Elle sourit. Tant pis si elle n’était pas la plus forte.
— Je vais y réfléchir.
Après avoir mangé, elle s’habilla, ravie de s’être autorisé pour une fois à prendre son temps. En accrochant son harnais, elle se dit qu’elle allait même s’offrir une dernière tasse de café avant de filer au Central.
Son communicateur bipa. Elle l’extirpa de sa poche et passa aussitôt en « mode flic ».
Connors observa la transformation. Cela le fascinait toujours de voir ces yeux d’ambre se vider de tout sentiment. Elle se tenait parfaitement droite, grande et mince, ses longues jambes écartées fermement plantées sur le sol. Impassible.
— Dallas.
— Dispatching à Dallas, lieutenant Eve. Incident au 525, 23e Rue Ouest. Sous-sol d’un immeuble d’appartements. Homicide possible, individu de sexe féminin.
— Bien reçu. Suis en route. Contacter Peabody, inspecteur Délia. Rendez-vous sur le site.
— Au moins, tu auras déjeuné, commenta Connors tandis qu’elle fourrait l’appareil dans sa poche.
Il suivit de l’index la fossette qu’elle avait au menton.
— Tant pis pour ma dernière tasse de café.
Les rues étaient encombrées. Le printemps, saison des jonquilles et des nuées de touristes, songea Eve en se faufilant dans la circulation. Elle atteignit enfin la Septième Avenue et put foncer sans ralentir pendant plusieurs minutes. Elle roulait vitre baissée et l’air ébouriffait ses courts cheveux châtains.
Des odeurs d’œufs frits et de mauvais café émanaient des glissa-grils, un nuage de poussière jaillit tandis qu’une équipe d’ouvriers attaquait un bout de trottoir au marteau-piqueur. Le bruit des machines, la cacophonie des avertisseurs à l’approche d’un nouveau bouchon, le martèlement des chaussures des piétons qui traversaient, tout cela concourait à créer la musique urbaine qu’elle aimait.
Elle avisa plusieurs vendeurs à la sauvette – munis ou non d’une licence – qui installaient leurs tréteaux dans l’espoir d’attirer travailleurs ou promeneurs. Casquettes et tee-shirts avaient remplacé les gants et écharpes de l’hiver. Sur les marchés, fruits et fleurs s’offraient à la vue, étalages colorés destinés à nourrir le corps et l’esprit.
Un travesti d’un bon mètre quatre-vingt-cinq trottinait sur des talons aiguille bleus. Il rejeta en arrière sa crinière blonde tout en palpant délicatement un melon. Immobilisée au feu rouge, Eve vit une femme minuscule, au moins centenaire, garer son scooter à la hauteur de l’étrange créature décolorée. Toutes deux se mirent à discuter aimablement tandis qu’elles sélectionnaient leurs fruits.
Il fallait aimer New York, songea Eve en redémarrant au vert. Ou en ficher le camp.
Elle poursuivit sa route jusqu’à Chelsea, sur la même longueur d’onde que sa ville.
Parvenue devant le 525, elle se gara en double file et alluma son panneau en service, ignorant les invectives et les gestes grossiers de ses concitoyens. À New York, la vie et la mort étaient rarement un long fleuve tranquille.
Elle accrocha son insigne à sa veste, sortit du coffre son kit de terrain et aborda l’agent en uniforme devant l’entrée principale.
— Qu’est-ce qu’on a ?
— Un cadavre au sous-sol, sexe féminin, environ trente ans. Pas de carte d’identité, pas de bijoux, pas de sac, rien. Elle est habillée, ce ne serait donc pas un crime sexuel, expliqua-t-il tout en la conduisant sur les lieux. Un des locataires et son fils l’ont découverte quand ils sont descendus chercher le vélo du gamin dans leur box. Le père nous a alertés. Il pense qu’elle habite ici ou dans les parages. Il a l’impression de l’avoir déjà vue mais n’en est pas certain. Il a tout de suite sorti son fils de là et n’a pas pris le temps de bien regarder.
Ils descendirent un escalier en métal.
— Pas d’arme du crime, mais elle a des brûlures ici, enchaîna le policier en indiquant sa carotide. On dirait qu’elle a été neutralisée au pistolet paralysant.
— Je veux que deux de vos collègues quadrillent le voisinage. Qu’ils frappent à toutes les portes. Qui a vu quoi et quand. Tenez le témoin et son gosse à disposition. Leurs noms ?
— Burnbaum, Terrance. Le garçon s’appelle Jay. Appartement 302.
Eve salua d’un signe de tête les deux flics qui sécurisaient le périmètre et mit son magnétophone en marche.
— Dallas, lieutenant Eve, sur la scène du 525, 23e Rue Ouest. Ma partenaire est en route. Puis, s’adressant aux deux flics :
— Voyez si le gérant est dans le coin. Si oui, je veux lui parler.
Elle commença par scruter les lieux. Sol en béton, box fermés, tuyaux, toiles d’araignée. Pas une fenêtre, pas une issue. Pas de caméras.
— Je vais avoir besoin des disques de sécurité des entrées et des cages d’escalier.
Elle ouvrit sa mallette et entreprit de s’enduire les mains de Seal-It. On avait attiré la victime jusqu’ici, pensa-t-elle. Ou traîné de force. Peut-être l’avait-on eue par surprise.
Elle examina le corps. Plutôt mince mais musclé. La tête tournée sur le côté, un rideau de cheveux dorés masquant le visage. La chevelure était lisse et brillante, les vêtements de bonne qualité, les ongles manucurés.
Cette fille ne venait pas de la rue.
— La victime gît sur le flanc gauche, le dos vers l’escalier. Aucune empreinte visible sur le sol. Burnbaum a-t-il bougé le corps ?
— Il affirme que non. Il dit qu’il s’est précipité vers elle pour lui prendre le pouls. Son poignet était froid, il a tout de suite compris. Il s’est empressé de déguerpir avec le fiston.
Eve contourna le corps, s’accroupit. Une alarme se déclencha quelque part dans son cerveau tandis qu’un sentiment d’appréhension la submergeait. Elle souleva la chevelure. L’espace d’un instant, tout se figea.
— Merde ! C’est l’une des nôtres.
Le collègue s’avança d’un pas.
— Elle est flic ?
— Oui. Coltraine, Amaryllis. Vite, lancez une recherche. Donnez-moi une adresse. Inspecteur Coltraine. Nom de nom !
Morris... Bordel !
— Elle est domiciliée ici, lieutenant. Appartement 405.
Eve vérifia les empreintes parce que c’était la procédure. La nausée qui l’avait saisie vira à la rage.
— Identification : Coltraine, inspecteur Amaryllis. Département de police de New York. Domiciliée ici même, appartement 405, dicta-t-elle.
Elle souleva le pan de la veste.
— Où est votre arme, Coltraine ? Où est ce putain de revolver ? S’en sont-ils servi contre vous ? Vous ont-ils abattue avec votre propre pistolet ? Pas de traces de lutte visibles, pas de vêtements déchirés. Aucun signe de violence hormis les brûlures à la gorge. Il a pointé votre propre canon sur vous, c’est ça ? A la puissance max.
Quelqu’un dévala l’escalier. Eve leva la tête et reconnut sa coéquipière.
Peabody paraissait fraîche comme une rose. Ses cheveux noirs dansaient autour de son visage carré. Elle arborait des chaussures assorties à son blazer rose fuchsia – un choix qu’Eve n’aurait pas manqué de railler en d’autres circonstances.
— Sympa de leur part d’avoir attendu presque le début du service ! lança Peabody d’un ton enjoué. Qu’est-ce qu’on a ?
— C’est Coltraine.
— Qui ?
Peabody s’avança de quelques pas et blêmit.
— Ô mon Dieu ! Mon Dieu ! C’est la... Morris. Oh, non !
— Sa propre arme pourrait être celle du crime. Si elle est ici, nous devons la retrouver.
— Dallas.
Les yeux de Peabody s’étaient voilés de larmes. Eve comprenait : elle-même avait la gorge nouée. Cependant, elle secoua la tête.
— Nous pleurerons plus tard.
Elle se tourna vers l’uniforme.
— Montez avec un homme vérifier que son appartement est vide. Tout de suite.
— Oui, lieutenant.
Dans sa voix, Eve perçut une colère qui reflétait la sienne.
— Dallas, comment allons-nous lui annoncer la nouvelle ?
— Pour l’heure, on se concentre sur le présent. Cherchez son arme, son holster, tout ce qui pourrait lui appartenir. Occupez-vous de la scène, Peabody. Je me charge du corps.
Ses mains ne tremblaient plus. Elle sortit ses instruments et se mit à l’ouvrage. En ignorant délibérément la question qui la taraudait. Comment allait-elle s’y prendre pour déclarer au légiste en chef, Morris, son ami, que la femme qu’il aimait était morte ?
— Heure du décès : 23 h 40.
Lorsqu’elle eut terminé, elle se leva.
— Alors ? s’enquit-elle auprès de Peabody.
— Rien. Si l’assassin a voulu dissimuler l’arme ici, les cachettes ne manquent pas.
— Les techniciens passeront l’ensemble au peigne fin... Nous devons interroger l’homme qui a prévenu la police et son fils. Ensuite nous inspecterons son logement. On ne peut pas la faire transporter à la morgue avant que Morris soit au courant. Laissez-moi réfléchir, marmonna Eve en fixant le mur. Voyez à quelle heure il prend son service. Nous ne...
— Les uniformes savent qu’un flic est tombé, Dallas. La rumeur va se répandre très vite. Si Morris a vent de...
— Merde. Vous avez raison. Prenez le relais. Les collègues sont avec le locataire et son fils, appartement 302. Commencez par eux. Et ne laissez personne emporter la dépouille.
— Comptez sur moi. Ah ! enchaîna-t-elle en parcourant le texte qui venait de s’afficher sur son miniordinateur. Morris travaille de midi à 20 heures.
— Je file chez lui.
— Seigneur, Dallas ! fit Peabody d’une voix tremblante. Seigneur !
— Si vous en avez fini avec les témoins avant mon retour, allez fouiller l’appartement. Minutieusement, Peabody. Contactez la DDE mais accordez-moi quelques minutes d’avance. Rassemblez toutes les données possibles. Confisquez les disques de sécurité. Ne...
— Dallas, interrompit sa partenaire avec douceur, je sais ce que je dois faire. C’est vous qui m’avez tout appris. Vous pouvez avoir confiance en moi.
— Je sais, je sais, souffla Eve, le cœur serré. Comment est-ce que je vais lui annoncer ? Que lui dire ?
— Ce sera difficile de toute façon.
— Je vous appelle... tout de suite après.
Peabody lui prit la main et la serra très fort.
— Dites-lui... si c’est possible... que je suis désolée. Profondément désolée.
Eve opina et se dirigea vers l’escalier. Le tueur l’avait gravi, il avait franchi cette même porte. Elle rouvrit sa mallette. Pour retarder l’épreuve qui l’attendait ? Par conscience professionnelle ? Elle chaussa une paire de microlunettes pour examiner la serrure et le chambranle. Pas de signe d’effraction.
Il avait pu se servir de la carte électronique de Coltraine. À moins qu’il ne soit déjà caché dans les lieux à son arrivée.
Bon Dieu, elle ne voyait pas la scène ! Elle avait l’esprit trop embrouillé. Elle gagna le rez-de-chaussée pour inspecter l’issue à l’arrière dé l’immeuble. Elle observa la caméra située juste au-dessus. Puis elle ferma la porte et la sécurisa tandis que l’un des uniformes la rejoignait en courant.
— L’appartement est vide, lieutenant. Le lit est fait, pas de vaisselle qui traîne. Tout est impeccablement rangé. Les éclairages fonctionnaient en mode tamisé. Elle... euh... elle avait un chaton droïde. Il dort.
— Avez-vous vu son arme ? Son insigne ?
Il serra les mâchoires.
— Non, lieutenant. Nous avons repéré un coffre dans l’armoire de la chambre suffisamment grand pour accueillir deux revolvers et leurs holsters. Il était vide. Quant à l’insigne, nous n’avons pas cherché partout, mais...
— Que faites-vous du vôtre quand vous n’êtes pas en service agent... Jonas ?
— Je le pose sur ma table de chevet.
— Mouais. L’arme dans le coffre, l’insigne sur la table de chevet. Facile d’accès. L’inspecteur Peabody prend en charge la suite des opérations sur place. Sous aucun prétexte vous ne devez communiquer le nom de la victime, vous m’entendez ? Attendez que je vous en donne l’ordre. C’est clair ?
— Oui, lieutenant.
— La victime est des nôtres. Elle mérite ce respect-là.
— Oui, lieutenant.
Eve émergea sur le trottoir et aspira une grande goulée d’air. Levant les yeux, elle contempla les nuages qui commençaient à obscurcir le ciel.
Elle se dirigea vers son véhicule, l’ouvrit à distance. Coincé juste derrière, un conducteur courroucé passa la tête par la vitre de sa voiture en brandissant le poing.
— Connard de flic ! hurla-t-il. Vous croyez que la rue vous appartient ou quoi ?
Eve s’imagina se ruant sur lui pour lui défoncer la figure. Parce qu’un de ces flics qu’il insultait gisait sans vie sur le béton d’un sous-sol.
Son ressentiment dut se lire dans son regard. Le conducteur remonta précipitamment sa vitre et verrouilla ses portières.
Elle le fixa un instant, le regarda se ratatiner derrière son volant. Puis elle monta dans son propre véhicule.
A l’aide de l’ordinateur de bord, elle chercha les coordonnées de Morris. Curieux, songea-t-elle. Elle n’était jamais allée chez lui. Elle le considérait pourtant comme un bon ami. Mais ils se voyaient rarement en dehors du travail. Pourquoi ?
Parce que, pour elle, les mondanités étaient aussi pénibles qu’une visite chez le dentiste ? Possible.
Il avait une passion pour la musique, notamment le jazz et le blues. Il jouait du saxophone, s’habillait comme une star du rock branché et s’intéressait à quantité de choses futiles.
Il alliait le sens de l’humour à une grande profondeur. Avait un immense respect pour les morts. Et une infinie compassion pour ceux qui restaient.
Et voilà que la femme qu’il... l’avait-il aimée ? Peut-être. Peut-être. En tout cas, il avait certainement eu beaucoup d’affection pour cette femme, ce flic qui venait de perdre la vie. À présent, c’était lui qui restait.
Une pluie fine se mit à tomber. Si elle persistait, les marchands à la sauvette surgiraient de partout pour vendre des parapluies. Magie du commerce new-yorkais. La circulation ralentirait, les piétons accéléreraient le pas. Pendant un temps, les rues luiraient comme des miroirs sombres. Les dealers remonteraient leur capuche et continueraient à traiter leurs affaires en douce, ou se réfugieraient sous un porche jusqu’à la fin de l’averse. Si la pluie durait plus d’une heure, trouver un taxi se révélerait plus difficile que chercher une aiguille dans une botte de foin.
Dieu bénisse New York jusqu’à ce qu’elle vous dévore vivant !
Morris vivait dans le quartier de Soho. Elle aurait dû s’en douter. Cet homme qui avait choisi de soigner les morts avait une âme d’artiste.
Il avait un pendu tatoué sur le bras. Eve l’avait aperçu par inadvertance en l’appelant au milieu de la nuit : il n’avait pas pris la peine de bloquer la vidéo.
Il était craquant. Pas étonnant que Coltraine...
Oh Seigneur ! Seigneur !
Pour retarder l’instant fatidique, elle se mit en quête d’une place de stationnement. Elle parvint enfin à se garer à trois pâtés de maison de chez Morris.
Arrivée chez lui, elle leva la main pour appuyer sur la sonnette, s’arrêta dans son élan. Il la verrait sur son écran, il lui demanderait la raison de sa visite. Elle se servit de son passe-partout pour entrer dans le hall.
Elle prit l’escalier. Que dire ? Pas question de se contenter du discours standard : J’ai le regret de vous informer... Je vous présente mes condoléances... Pas avec Morris. Priant pour que l’inspiration lui vienne, elle sonna.
Un frémissement la parcourut. Son cœur battait la chamade. Elle entendit le cliquetis des verrous, vit la lumière passer du rouge au vert.
Il ouvrit la porte et lui sourit.
Ses cheveux tombaient sur ses épaules. Elle les avait toujours vus attachés en catogan. Il était en pantalon et tee-shirt noirs, et paraissait mal réveillé. Sa voix était ensommeillée lorsqu’il la salua.
— Dallas. Voilà qui est inattendu.
Elle le sentit intrigué. Pas du tout inquiet. Encore une ou deux secondes, pensa-t-elle, avant de lui briser le cœur.
— Je peux entrer ?